Cette maîtrise de moi me rapprochait évidemment de la réalité; et depuis mes premiers bourlingages avec marins et nomades, j’étais à la recherche d’une vie “réelle”. Pour l’instant, le seul vague moyen envisagé pour matérialiser ce projet consistait en une chambre blanchie à la chaux dans un village de Pamir où je comptais apprendre à penser. Cet entraînement devait avoir lieu le matin, avant que je ne parte à la chasse aux crânes pour mon compas! Lucien Fabre pensait qu’un pays musulman ne favoriserait guère cette connaissance de soi. Mais je ne voulais pas d’aide. Loin d’une tremblante et fiévreuse Europe, je voulais simplement tourner mes regards en moi-même. Ma recherche d’une édénique tribu montagnarde était le prétexte qui me permettait d’échapper au désarroi européen. Sans doute la connaissance de soi peut être acquise n’importe où; mais j’étais trop faible ou trop bête pour échapper à la contagion des révoltes, des paniques, des militarismes et de la manie de faire des plans qui enfiévrait l’Europe. La distance me serait une aide, sûrement. En Occident, tout le monde semblait être aussi égaré que moi-même; pourquoi ne pas aller vers l’Orient?
Il me semble que ce développement, par lequel nous donnons forme à notre tendance la plus profonde, mûrit sur un plan qui est au-delà de l’éthique. Pour certains êtres, il vient un moment où, envers et contre tout, ils doivent être aussi vrais qu’ils le peuvent afin de révéler leur essence. Notre mort peut l’exprimer, ou bien notre vie quotidienne, la manière dont une mère aime son enfant, un acte d’héroïsme spontané ou bien un poème sincère. Ainsi je pressens que même des voleurs, des êtres lâches ou des dictateurs vaniteux, tout aussi bien de patients commis, des artistes ou des braves, peuvent s’épanouir sitôt qu’ils ont épuisé et dépassé leur particularité innée. Le lis ou le reptile, le chat ou l’ortie savent être splendidement, totalement eux-mêmes. Créatures tourmentées par nos contradictions innées, nous devons dénouer l’écheveau qui est en nous, devenir assez simples pour pouvoir libérer la “note” fondamentale de notre Centre. Notre manière d’y parvenir peut paraître amorale, mais je sais que néanmoins cela est bon, car nous sommes davantage que des êtres moraux. La moralité n’est pas le but de la vie mais tout au plus un raccourci menant à la Réalité. Et ce n’est qu’en épuisant notre propre particularité que nous pouvons aller au-delà, jusqu’au cœur de notre être. “Le héros est celui qui est immuablement centré”, écrit Emerson. Ce Centre est aussi cela auquel rien, ni aucun malheur, ne saurait arracher l’homme heureux. Aussitôt dépassés notre angoisse, notre lâcheté, notre vanité, notre patience, notre courage ou notre amour pour un but limité ou pour un seul être, alors nous atteignons notre “note” la plus profonde, notre Centre, le même en chacun de nous, ce son silencieux auquel toutes les diversités se référent, toutes les différences que nous croyions divergentes et isolantes se réduisent réellement.