Mais je sais que je ne peux pas échapper à cette phase d’exploration, quelle que soit sa durée. j’ai besoin de découvrir sur quoi j’ai le désir d’écrire, de connaître ma nécessité, et souvent ma nécessité la plus dangereuse, celle qui me fera m’engager pour des mois dans un texte, vivre avec lui constamment et aller jusqu’à la fin, coûte que coûte. J’attends obscurément de ce journal qu’il m’éclaire sur ce désir et je suis stupéfaite de constater que, à mon insu, il m’a toujours menée jusqu’ici, dans des délais plus ou moins longs, vers ce que j’allais écrire, consentir à écrire enfin. Inséparablement, j’ai besoin de réfléchir à la structure générale du texte, à son ampleur, aux outils narratifs qui me permettront de réaliser ce désir, même si je suis consciente que la réalisation ne ressemblera pas au projet. Mais découvrant, après coup, que mes textes publiés obéissaient à des choix et des principes privilégiés dans ce journal, je suis fondée à croire que, loin d’être inutile, cette phase de recherche est déterminante pour la forme ultime du livre. Comme si j’accumulais là un savoir pratique dans lequel je puise avec sûreté au cours de l’écriture. Je constate par exemple, avec étonnement, que la description de photos, le “nous” et le “on”, le principe d’autobiographie vide, le repas de fête figurent dans ce journal très longtemps avant la rédaction des Années.
Sans doute, il y a derrière cette ténacité à défricher – ou cet excès de scrupules – la croyance que, selon la phrase de Flaubert, “chaque œuvre porte en elle sa forme qu’il faut trouver”, qu’il existe pour mon sujet une seule forme qui – je note une fois – permette de penser l’impensé. Ou encore – une autre fois – un seul point de vue correspondant à la vérité du projet. Même, ainsi qu’en témoignent mes multiples incipit, une seule porte d’entrée pour ce sujet, comme celle de la Loi dans Le Procès de Kafka.
Je n’exclus pas une autre explication. Est-ce que ce journal ne reflète pas la lutte entre le moi le plus ancien, avec son habitus populaire, dominé, et les contraintes qu’exercent les modèles littéraires? Car il est né de mes problèmes à transcrire la réalité et la vision du monde de mes ascendants dans une forme littéraire qui ne les trahisse. Pour le transfuge ou l’exilé, rien ne va de soi dans la vie sociale, non plus dans l’écriture. Peut-être éprouve-t-il plus qu’un autre écrivain la fragilité et l’arbitraire de la nomination des choses, plus qu’un autre est-il au cœur de l’impérialisme de la langue dont parle Barthes.