Pour l’adulte, et pour les peuples très cultivés, le monde entier est le monde de l’évident, du lieu commun. C’est pourquoi l’homme applique ses étiquettes, avec le prix et – le cas échéant – des informations sur la marchandise – partout. Ceci est un champ, ceci est l’océan, ceci est un cheval, voici ma propre mère, le drapeau national, voilà deux jeune garçons. Mais pour l’enfant, ou l’adolescent, et aussi pour un certain type d’artiste – un peu moins pour les écrivains – il n’en va pas ainsi! Partout où il s’avance, tout resplendit d’une lumière sans origine. Chaque chose qu’il touche – le drapeau, un cheval, l’océan – brûle et le foudroie de stupeur. Il comprend ce que l’adulte ne comprend plus : le monde est un corps céleste, et toutes les choses, dans le monde et hors du monde, sont de matière céleste, et leur nature, et leur sens – à part une fulgurante douceur – sont insondables. Chaque chose que l’enfant touche, ou voit passer, le fait pleurer ; il demande inutilement à la raison ou à ses supérieurs une explication sur le pourquoi et le comment de semblables splendeurs : habituellement, les supérieurs (maîtres et parents compris) ne sont pas plus informés qu’un encrier. L’enfant est seul. Son approche, et puis la chute – souvent un choc – avec la terre et le monde réel, adviennent ainsi. C’est une extase et un impact. Avoir, dans ces circonstances, des moyens d’expression, être éduqué à employer ces moyens-là, voudrait dire être doté d’un pare-chocs, ou d’un parachute. Cela signifierait entrer dans le monde – du réel – par le versant juste et approprié à l’âme de l’homme, qui est la création. Quand cela n’advient pas, et que l’enfant entre dans le monde exclusivement à travers la propriété d’objets mercantiles, en lui demeure une anxiété, un vide, qui souvent devient amère insatisfaction – aurait-il même tout – et colère. Car dans son éducation, ou naissance au monde, lui a fait défaut l’apport de son invention et de sa créativité personnelles. Il a tout trouvé tout fait. Et le tout-fait – par les autres – qui le détruira, comme un mur vide, quand il se rendra compte de sa propre amputation imaginative, et créative, il voudra le détruire. Ainsi, j’ai toujours pensé que le principal problème du monde – et de sa paix – même relative – était d’avoir des enfants en état d’entrer dans le monde soi-disant adulte en créant, eux-mêmes, et non, au contraire, en se l’appropriant et en détruisant. Créer, c’est une forme de maternité : cela éduque, rend heureux et adulte dans le bon sens. Ne pas créer, c’est mourir et, d’abord, vieillir irrémédiablement.