Ce qui est amusant, c’est qu’à la différence d’Ingres, de Delacroix ou de Chassériau qui se souciaient de réalisme dans leurs représentations des Romains de Tite-Live ou des Juifs de la Bible, les maîtres anciens pratiquaient naïvement, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, le credo moderniste et la distanciation brechtienne. Si on leur avait posé la question, beaucoup d’entre eux, à la réflexion, auraient sans doute admis que la Galilée quinze siècles auparavant ne devait pas ressembler à la Flandre ou à la Toscane de leur temps, mais à la plupart cette question ne venait pas à l’esprit. L’aspiration au réalisme historique n’entrait pas dans leur cadre de pensée et je pense qu’au fond ils avaient raison. Ils étaient vraiment réalistes dans la mesure où ce qu’ils représentaient était vraiment réel. C’étaient eux, c’était le monde où ils vivaient. L’intérieur de la Sainte Vierge, c’était celui du peintre ou de son commanditaire. Ses vêtements peints avec tant de soin, un tel amour des détails et de la matière, c’étaient ceux que portaient la femme de l’un ou la maîtresse de l’autre. Quant aux visages… Ah, les visages!
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J’aime la peinture de paysage, les natures mortes, la peinture non figurative, mais par-dessus tout j’aime les portraits, et je me considère dans ce domaine comme une sorte de portraitiste. Une chose qui à ce sujet m’a toujours intrigué, c’est la différence que chacun fait d’instinct, sans forcément la formuler, entre des portraits faits d’après un modèle et des portraits de personnages imaginaires. J’en ai récemment admiré un exemple frappant ; la fresque de Benozzo Gozzoli qui représente L’Adoration des mages et couvre les quatre murs d’une chapelle, au palais Medici-Riccardi de Florence. Si vous regardez la procession des mages et de leur suite, vous voyez une foule de gens dont les figures nobles sont des personnalités de la cour des Médicis, la piétaille des passants pris dans la rue, et aucun doute n’est possible sur le fait que tous ont été peints d’après nature. Même si on ne connaît pas les modèles, on mettrait sa main à couper qu’ils sont absolument ressemblants. Une fois la crèche atteinte, par contre, on a affaire à des anges, à des saints, à des légions célestes. Les visages d’un seul coup deviennent plus réguliers, plus idéaux. Ils perdent en vie ce qu’ils gagnent en spiritualité : on peut être sûr qu’il ne s’agit plus de vrais gens.
On observe le même phénomène dans le tableau de Roger van der Weyden. Même si on ne savait pas que saint Luc est un autoportrait, on serait de toute façon certain que c’est le portrait de quelqu’un qui existe. La Madone, non. Elle est merveilleusement peinte – à vrai dire, ce sont surtout ses vêtements qui sont merveilleusement peints – mais elle l’est d’après d’autres madones, d’après l’idée conventionnelle, éthérée, un peu mièvre, qu’on se fait d’une Madone, et c’est le cas de la plupart des Madones représentées par la peinture. Il y a des exceptions : celle, incroyablement sexy, du Caravage de l’église Saint-Augustin à Rome. On sait que le modèle était la maîtresse du peintre, une courtisane nommée Lena. Van der Weyden lui aussi était capable de peindre des femmes sexy, à preuve l’extraordinaire portrait ornant la couverture du livre que m’a offert Manu : un des visages de femme les plus expressifs et sensuels que je connaisse. Mais van der Weyden n’était pas un voyou comme le Caravage : il ne se serait pas permis de traiter ainsi la Sainte Vierge.