Pourquoi, alors, ce jeu, rejoué sans fin – Et toi, comment t’y prendrais-tu, pour voler la Joconde?
Pourquoi était-il incapable, ou me croyait-il incapable, de visiter le Louvre de manière désintéressée, comme fait tout un chacun, comme fait tout le monde? Ce que je crois, aujourd’hui et qui manque de me briser le cœur, c’est que cette rêverie trahit quelque chose d’une tristesse. D’uns tristesse passée sous silence. Que ce songe, en apparence léger, en apparence joyeux, parle de l’illégitimité de mon père. L’illégitimité que, malgré tout, il éprouvait à se trouver là. Comme si ça présence était déplacée. Comme s’il était coupable du simple fait d’être là – et qu’il était le seul à le savoir.
Ce jeu auquel durant des années nous avons joué, ce jeu qui a été un fil tendu entre lui et moi, qui a résisté encore au moment où cassent un à un les fils tendus entre un père et sa fille – ce jeu, notre pacte, était aussi, je m’en rends compte à présent, le nom secret de la solitude. Le nom secret de l’étrangeté que dix, vingt, trente ans après son arrivée en France il éprouvait encore. Par ce jeu, il se mettait hors la loi; et tout ce qu’il avait si ardemment souhaité, au point que son désir, la force de son désir, l’avait semblait-il matérialisé autour de lui – Paris, le Louvre, et peut-être même, qui sait, ma propre personne, et cet instant de connivence entre nous -, tout cela, il l’éprouvait en secret comme le fruit d’un vol. Rien de ce qu’il aimait n’était à lui; et, n’étant pas à lui, pouvait être repris.
Son désir même, celui qui avait fait apparaître une Ville lumière et une vie dans cette ville, une vie riche et pleine – ce désir même, au fond, toujours était coupable.
Voilà ce qui, je crois, se jouait là, et ni lui ni moi n’en avions conscience. Ce jeu qui au fond, tout au fond, n’en était pas un, c’était sa façon de dire le prix à payer pour la vie qu’il s’était choisie et qui, toujours, lui aura semblé une transgression.