Le Peuple d’en bas – Jack London

Et ainsi, bonnes gens, s’il vous arrive un jour de visiter Londres et d’y trouver des hommes endormis sur des bancs ou sur l’herbe, ne croyez surtout pas que ce sont là des fainéants, qui préfèrent le sommeil au travail. Sachez plutôt que les pouvoirs publics les ont obligés à marcher la nuit entière, et qu’ils n’ont pas d’autre endroit pour dormir pendant la journée.


Ce n’est pas de mourir, ni même de mourir de faim qui rend un homme malheureux, bien des hommes sont morts, tous les hommes mourront. Mais c’est de vivre misérable sans savoir pourquoi, de travailler rudement et pourtant de ne rien gagner, d’avoir le cœur brisé, d’être las, et pourtant de se sentir isolé, sans lien avec personne pris dans le cercle d’un froid et universel laissez-faire.


Quatre-vingt-dix pour cent des véritables producteurs de biens de consommation courante n’ont pas de toit assuré plus loin que la semaine en cours, n’ont aucune parcelle de terre, et n’ont même pas de chambre qui leur appartienne, ne possèdent rien, sauf quelques vieux débris de meubles qui tiendraient dans une charrette, vivent sur des salaires hebdomadaires insuffisants, qui ne leur garantissent même pas la santé, sont logés dans des taudis tout juste bons pour des chevaux, et sont si près de la misère qu’un simple mois sans travailler, une simple maladie ou une perte imprévisible, les feraient basculer sans espoir de retour vers la famine et la pauvreté. Au-dessous de cet état normal de l’ouvrier moyen dans la ville et dans les campagnes, il y a la troupe des laissés pour compte de la société qui sont sans ressources – cette troupe qui suit l’armée industrielle, et qui compte au moins un dixième de la population prolétarienne, et croupit dans la misère et la maladie. Si c’est là ce que doit être cette société moderne, dont on nous rebat les oreilles, c’est la civilisation même qui est coupable d’avoir apporté la misère à la plus grande partie de l’espèce humaine.