La faim – Knut Hamsun

J’en étais arrivé juste à un point très important dans cette allégorie : un incendie dans une librairie. Ce point m’apparaissait d’une telle importance que tout ce que j’avais écrit de reste ne comptait pour rien, en regard. Je voulais précisément façonner avec une réelle profondeur cette pensée que ce n’étaient pas des livres qui brûlaient : c’étaient des cerveaux d’hommes, et je voulais faire une vraie nuit de la saint-Barthélemy de ces cerveaux en flammes. Soudain, ma porte fut ouverte en grande hâte et mon hôtesse entra en coup de vent. Elle entra jusqu’au milieu de ma chambre, sans même s’arrêter sur le seuil.

Je poussai un cri rauque ; ce fut vraiment comme si j’avais reçu un coup.

“Quoi? dit-elle. J’avais cru que vous disiez quelque chose? Il nous est arrivé un voyageur, et il nous faut cette chambre pour lui. Vous coucherez en bas cette nuit. Oh! vous aurez votre lit à vous, là aussi.”

Et, avant d’avoir ma réponse, elle se mit à réunir mes papiers sur la table, y jetant le désordre.

Ma joyeuse humeur était emportée d’un coup de vent, j’étais furieux et désespéré et je me levais aussitôt. Je laissai la femme débarrasser la table, sans rien dire ; je ne prononçai pas un mot. Et elle me mit tous mes papiers dans la main.

Je n’avais pas d’autre parti à prendre, il me fallait quitter la chambre.  Ce précieux instant était gâché!


Le fait est que ma pauvreté avait aiguisé en moi certaines facultés au point de me valoir de véritables désagréments, oui je l’assure, de véritables désagréments, hélas ! Mais cela avait aussi des avantages, cela me venait en aide dans certaines situations. Le pauvre intelligent était un observateur bien plus fin que le riche intelligent. Le pauvre regarde autour de soi à chaque pas qu’il fait, épie soupçonneusement chaque parole qu’il entend dire aux gens qu’il rencontre ; chaque pas qu’il fait lui-même impose à ses pensées et à ses sentiments un devoir, une tâche. Il a l’oreille fine, il est impressionnable, il est homme d’expérience, son âme porte des brûlures.
Et je parlai fort longtemps de ces brûlures que portait mon âme.


J’avais remarqué très nettement que si je jeûnais pendant une période assez longue, c’était comme si mon cerveau coulait tout doucement de ma tête et me laissait vide. Ma tête devenait légère et comme absente, et je n’en sentais plus le poids sur mes épaules et, si je regardais quelqu’un, j’avais la sensation que mes yeux étaient fixés et démesurément ouverts.


En y arrivant, je découvris que j’avais perdu mes clefs. Naturellement ! me dis-je avec amertume, pourquoi ne perdrais-je pas mes clefs ? Je demeure ici dans une cour où il y a une écurie en bas et un atelier de ferblantier au-dessus. La porte est fermée la nuit et personne, absolument personne ne peut l’ouvrir ; alors, pourquoi ne perdrais-je pas mes clefs ? J’étais mouillé comme un chien, j’avais faim, un peu, un tout petit peu faim, et j’avais les genoux un brin ridiculement fatigués… alors, pourquoi ne perdrais-je pas mes clefs ? Au fait, pourquoi toute la maison n’aurait-elle pas déménagé dans le quartier d’Aker, pour que je ne la retrouve plus quand je voudrais rentrer ?… Et je riais dans ma barbe, endurci par la faim et le froid.


L’obscurité régnait autour de moi, tout était tranquille, tout. Mais dans les hauteurs bruissait le chant éternel de l’atmosphère, ce bourdonnement lointain, sans modulation, qui jamais ne se tait. Je prêtai si longtemps l’oreille à ce murmure sans fin, ce murmure morbide, qu’il commença à me troubler. C’étaient certainement les symphonies des mondes tournant dans l’espace au-dessus de moi, les étoiles qui entonnaient un hymne…