L’élan
Il existait, dans la jeunesse de Mama Hajar, un minuscule village à un jour de marche de Marrakech, non loin d’Oukaïmeden. Ce hameau n’était composé que de deux maisons construites sur la crête d’une colline pierreuse plantée d’arganiers qui offrait une vue grandiose sur le versant nord du Djebel Toubkal dont le sommet restait enneigé toute l’année. Les habitants de ces deux maisons avaient ainsi toujours à portée de vue la blancheur immaculée d’un glacier découpé sur un ciel uniformément bleu au moins trois cents jours par an. Ces maisons étaient anciennes. Mama Hajar les avait toujours connues, et avant elle les membres les plus anciens de sa famille. On racontait qu’un homme venu d’Orient, à la peau jaune et aux inquiétants yeux bridés, avait construit ces maisons de ces mains, par une journée froide d’hiver. Il avait d’abord essayé de les bâtir en bois. Mais les troncs d’arganiers ne s’y prêtaient pas. C’est pourquoi il avait finalement adopté la manière de faire des habitants de ces régions pierreuses. Il avait élevé des murs de pierres, mais il avait laissé vide la façade orientée vers le Djebel Toubkal. Un rideau seul servait de mur, mais la plupart du temps il restait relevé. C’est ce qu’on racontait, car du temps de Mama Hajar, cette façade avait été comblée de pierres. Et plus rien ne différenciaient ces deux maisons des autres maisons des montagnes. Cet homme – quand on en parlait on l’appelait le Chinois – avait vécu là jusqu’à sa mort, par une belle journée de printemps où avaient éclos les premières fleurs qui tapissaient la vallée de vert, blanc et jaune. Cet homme d’une discrétion exemplaire connaissait l’arabe, mais en usait avec la plus extrême parcimonie. On le croisait les jours de marché à Oukaïmeden. Il y vendait des œufs et des objets qu’il taillait dans des branches d’arganier. Il achetait peu de viande, mais beaucoup de légumes. Il paraissait souverainement indifférent aux discussions dont il faisait l’objet. Il avait un âne. Il ne marchandait jamais. Dès lors, on disait de lui qu’il était un Seigneur, extrêmement riche, banni de on pays pour une faute extrêmement grave. Un jour il rentra d’un voyage pour lequel il s’était absenté deux ou trois semaines accompagné d’une jeune femme. Une belle fille marocaine. Elle était plus grande que les femmes des montagnes. Elle était plus grande que le Chinois aussi. Elle ne quittait jamais les maisons sur la crête. Quand on passait dans la vallée, on la voyait parfois assise devant la maison, les jupes relevées sur ses genoux, perdue dans la contemplation du sommet de la montagne enneigée. On l’a vue un jour abattre un faucon en plein vol avec un fusil dont le coup de feu a retentit dans toute la vallée. Puis elle a eu des enfants. Un jour, on l’a vue entrer à Oukaïmeden, par le chemin de la crête, tenant deux enfants par la main. Elle était très belle. Toutes sortes d’histoires circulaient sur son compte. Son arrivée a créé un événement. Tout le monde a su, tout de suite, qu’elle avait été déposer ses enfants à l’école du village. Elle était ensuite entrée dans une boutique de couturière et y avait demandé s’il était possible pour elle d’y trouver un travail. Elle souhaitait travailler durant la journée en attendant que ses enfants terminent l’école. Mais Hanouar, c’était son nom, était trop étrangère et étrange pour espérer être intégrée dans ce petit village sans d’abord passer par un chemin initiatique. Aucune femme ne la voulait dans sa boutique. Et Hanouar n’avait pas le tempérament de faire allégeance à qui que ce soit simplement parce qu’on la considérait comme étrangère.
Le fait qu’une école existe dans cette petite ville était un fait rare et particulier. L’instituteur, un ancien conseiller du Caïd de Marrakech, avait décidé de consacrer ses vieux jours à une tâche qu’il jugeait grandement honorable et pour laquelle il espérait une juste rétribution dans le royaume de l’autre monde, et avait construit lui-même l’école et y distribuait son savoir à toute oreille de bonne volonté. Quelques enfants y venaient régulièrement, mais l’école était souvent déserte. Qu’Hanouar, la femme d’un Chinois, vienne y déposer ses enfants avec l’intention que cela devienne quotidien irritait les villageois. Finalement, le vieil instituteur proposa à Hanouar de s’occuper de son ménage pendant la journée. Il la paierait pour cela et elle pourrait rentrer chez elle quand ses enfants auraient terminé leurs leçons. Hanouar accepta et de ce jour elle devint familière à la vie de la petite ville d’Oukaïmeden. Elle avait, comme son mari, l’extraordinaire faculté de ne prêter attention à rien de ce qui la distrayait de la voie qu’elle s’était fixée. Ainsi elle ne fut blessée par rien, ni insultes, ni ragots malveillants, ni regards hostiles ne la détournèrent du chemin qui conduisait de la crête à l’école. Et ses enfants, deux garçons aux cheveux bouclés mais aux yeux plus étirés que ceux des autres petits garçons, avaient reçu de leurs parents cette même faculté, que certains qualifièrent d’insensibilité. Le vieil instituteur les aimait beaucoup, il les trouvait très doués et s’occupait de leur avenir comme s’il s’était agi de ses propres petits-enfants. Aussi fut-il extrêmement déçu quand un matin, il ne vit pas arriver le trio. Il patienta quelques jours, solitaire et énervé, puis partit se renseigner dans la maison de la crête. Il en revint très abattu. Il raconta à quelques-uns que les petits (âgés de 15 et 16 ans) avaient été envoyés à Marrakech pour intégrer l’école militaire. Hanouar lui avait expliqué que leur père souhaitait qu’ils deviennent des guerriers. Le vieil instituteur pleura à cette nouvelle. Les gens d’Oukaïmeden, curieux, et indifférents à la grande peine du vieil instituteur, en profitèrent pour le questionner sur ce qu’il avait vu là-haut. Presque machinalement, il leur décrivit l’intérieur de la plus grande maison, semblable à n’importe quel intérieur marocain. La deuxième maison, la plus petite, était fermée. Il ne savait pas ce qui s’y trouvait. Dès lors, cette petite maison devint la cible d’hypothèses les plus saugrenues et les plus inquiétantes. C’est par une belle journée de printemps que quatre hommes prirent le chemin de crête pour en venir à bout de cette inquiétude qui les tenait éveillés la nuit, et les préoccupaient tout le jour. Ils ne virent personne autour des deux maisons, ni Hanouar, ni le Chinois. Ils relevèrent doucement le rideau qui faisait office de façade de la première maison. Des tapis couvraient le sol en terre battue, une bûche terminait de brûler dans le foyer. Il y avait des peaux de moutons et des malles en bois sculptés à l’autre bout de la pièce. C’était tout, et banal. Rassurés et déterminés à élucider tous les mystères de ce lieu, ils se dirigèrent vers la plus petite maison. Elle était fermée par une porte en bois, ils la poussèrent d’un coup sec. Il faisait tellement noir à l’intérieur qu’ils ne distinguèrent d’abord rien, puis l’un d’eux cria d’effroi avant de s’écrouler de tout son long sur le pas de la porte. Les autres hommes se retournèrent, vifs comme des voleurs. Le Chinois était derrière eux, et Hanouar tenait en main un grand bâton sans quitter des yeux l’homme effondré à ses pieds. Il y eut un éclat de soleil. Cela éblouit le Chinois. L’instant d’après, le Chinois s’écroula sous le poids d’un corps. Hanouar fut trop lente, elle dressa le bâton par-dessus sa tête, mais avant qu’elle comprenne quoi que ce soit les trois hommes s’étaient enfuis, rapides, bondissants comme des cabris, dévalant la pente et criant des malédictions et des prières tout à la fois. Ne restaient qu’un marocain évanoui, et le Chinois, un couteau planté dans le ventre, agonisant. D’après les dires de l’homme resté allongé là, feignant l’évanouissement, le Chinois demanda à sa femme de le déplacer afin qu’il puisse une dernière fois contempler le Djebel Toubkal. Comme le Chinois était lourd, et qu’Hanouar peinait à le déplacer, tout en pleurant déjà son veuvage en train d’advenir, l’homme terrassé par le coup de bâton en profita pour s’éclipser doucement. Il était déjà loin sur la pente quand il entendit la lamentation d’Hanouar retentir comme un chant de détresse dans toute la vallée.
Dès le lendemain du drame, Hanouar avait disparu emportant tout ce qui pouvait l’être. Et à ceux qui se sont désormais aventurés dans les maisons de la crête, revenait seulement le spectacle d’un lieu dévasté, ouvert aux quatre vents. Personne n’a jamais su ce que sont devenus Hanouar et ses fils. Si les garçons étaient devenus de valeureux guerriers ou de simples montagnards en perdition dans la grande ville, si Hanouar s’était remariée, avait perdu sa beauté, cela est demeuré pour tous les habitants de la vallée un véritable mystère. Et on en parlait parfois encore, les ragots allaient bon train, comme les histoires effrayantes, grotesques. Il y eut quelques tentatives de prendre possession de ces lieux. On reboucha la façade laissée vide en direction du Djebel Toubkal. Mais vivre là ne convenait pas aux habitants des montagnes. Il se murmurait qu’il y avait des bruits la nuit. Qu’on entendait parler dans une langue étrangère. Et les maisons furent laissées à l’abandon. Même les bergers évitaient de s’y abriter pour la nuit. Quand on passait dans la vallée, on y jetait un coup d’œil rapide en murmurant trois fois « Hamdoulah ». L’histoire du Chinois et de Hanouar devint une légende qu’on se répétait de génération en génération. C’est ainsi que Mama Hajar connaissait l’histoire. Elle s’y était particulièrement intéressée, comme tous les habitants de la montagne jusqu’à Oukaïmeden, parce que – elle devait avoir trois ou quatre ans – un homme était arrivé – il venait de Fez, il en avait l’accent, et l’air louche -, et s’était renseigné sur les possibilités d’acheter ces maisons. On l’avait bien averti qu’elles étaient hantées, et qu’elles n’appartenaient à personne. Il ne s’en émut pas. Il informa les gens de la vallée qu’il devait se rendre à Marrakech où il devait régler d’importantes affaires mais qu’il allait revenir dans quelques mois s’installer sur la crête. On hocha la tête et on ne le crut pas. Le temps passa. Et l’homme revint. Il s’appelait Abdelkader. Il était accompagné de sa femme, une européenne, une française, blonde et rose, presqu’une jeune fille. Cela créa un certain émoi dans les montagnes et la vallée. Il y avait là un rappel désagréable du passé. Un couple d’étrangers sur la crête. Dans des maisons remplies de tant de souvenirs mauvais. Cependant, Abdelkader était différent du Chinois et la française – Justine – était différente de Hanouar. Ils vinrent ensemble le jour de marché à Oukaïmeden. Ils se présentèrent aux autorités locales, avec beaucoup de respect. Puis ils s’arrêtèrent à chaque échoppe des commerçants, pour échanger quelques mots, faire connaissance. Cela fit une excellente impression. Abdelkader était un homme imposant, malgré une certaine maigreur. Il était grand, le visage osseux et le regard perçant. Il parlait peu, mais sa voix grave et son débit lent témoignaient d’une autorité naturelle. Mais celle qui fit la plus forte impression fut Justine, car, toute française qu’elle fût, elle avait adopté l’habit traditionnel des femmes marocaines et s’exprimait dans un arabe parfait, même si les particularités du dialecte marocain semblaient encore lui échapper.
Le couple s’est installé sur la crête et très rapidement y invitèrent quelques habitants d’Oukaïmeden. Justine cuisinait avec beaucoup de talent et avait une façon toute française de recevoir ses invités sans jamais déroger aux règles de l’hospitalité marocaine. Cette femme constituait une énigme. En ces temps d’occupation française, personne ne connaissait aucun français qui se soit autant adapté au mode de vie marocain. Très vite, il apparut très clairement que non seulement Justine s’était de son plein gré identifiée davantage comme marocaine que française, mais qu’elle désapprouvait l’œuvre colonisatrice de son peuple. Les invitations d’Abdelkader devinrent de plus en plus fréquentes. Chaque semaine, il faisait monter jusqu’aux maisons de la crête trois à quatre familles qu’il nourrissait et divertissait avec générosité. C’étaient des moments d’une grande sérénité. On s’installait dehors sur des tapis pour admirer le Djebel Toubkal tout en mangeant. Abdelkader et Justine semblaient privilégier le silence pendant le repas. Ce n’est qu’au moment du thé que les discussions commençaient et elles duraient souvent jusqu’au coucher du soleil, quand les familles se pressaient de partir pour ne pas faire le chemin du retour dans l’obscurité. Abdelkader parlait peu, et préférait poser des questions plutôt que de parler de lui. Il commençait par les questions les plus anodines qui soient, la famille, le travail, la santé. Puis insidieusement, ses questions devenaient plus précises, plus pointues. Ses invités ne se rendaient pas tout de suite compte de la tournure que prenait la discussion. Certains ressentaient une légère gêne. Quand Abdelkader percevait cela, il interrompait ses questions et laissait la conversation dériver vers des thèmes choisis par ses hôtes et devenait de plus en plus silencieux, presque pressé de voir se terminer la visite. Mais parfois, ses questions allumaient chez ses interlocuteurs une certaine flamme dans le regard, et l’atmosphère devenait plus tendue, presqu’intime. Les voix se faisaient chuchotantes et bien que rien de compromettant ne soit dit, une compréhension mutuelle, fraternelle se manifestait à certains silences entendus, à des regards appuyés ou à des soupirs partagés. Ces invités-là étaient conviés à de nouveaux repas sur la crête à intervalles réguliers, et petit à petit se créa autour d’Abdelkader une sorte de confrérie secrète où les mondanités avaient fait place à de secrets conciliabules.
Mama Hajar était petite en ce temps-là, elle avait à peine cinq ans. Son père l’emmenait parfois avec lui lors de ces rencontres, car sa femme était gravement malade et n’avait pas la force de garder un enfant toute seule. C’est lors de ces réunions où on la laissait courir autour des hommes à sa guise – parfois Justine s’occupait d’elle, mais la plupart du temps elle participait activement aux discussions – qu’elle a entendu pour la première fois prononcer le nom de l’Istiqlal.
(à suivre)
©2010CatherinePierloz