L’enfance d’Eve, la part d’enfance qui a suivi la course folle sur les pentes colline au lac vert, a été une enfance de solitude, hantée par ce père emmené par les policiers le jour de ses cinq ans, jamais revu ; par sa mère, folle d’amour et de douleur, cette mère folle tout simplement, devenue la risée du voisinage, puis de toute la ville. On riait d’elle, de la femme blanche, qui courait par les rues, cheveux dénoués et flottant sur ses épaules, qui se jetait devant les portes de la prison, face contre terre et bras en croix, et qui hurlait des prières de catholique dans ce pays de musulmans. Elle assurait Eve que si on priait suffisamment « notre » Dieu, comme elle disait, le père serait libéré, il fallait croire de toute la force de son âme. Chaque soir au crépuscule, lorsque la ville se figeait à l’appel du muezzin, la mère obligeait Eve de s’agenouiller au pied de son lit. Elle disait : « Prie ma fille. Prie plus fort lui, que ta prière arrive à notre Bon Dieu, à Jésus-Christ qui s’est sacrifié pour nous. Prie pour ton père, ma fille. » Eve, elle aurait bien voulu bien, mais elle se laissait toujours distraire par le chant du muezzin. Il attirait sa prière. Chaque soir, elle était détournée vers l’autre Dieu.
A l’école, les enfants lui avaient dit : « Dans ce pays, les prisonniers, on les donne à manger aux lions. » Depuis, elle ne parvenait plus à dormir.
Elle ne comprenait pas bien les choses, Eve. Elle savait seulement que sa mère était blanche et son père marocain. Ce qui faisait d’elle une enfant différente. Elle allait à l’école avec les enfants de son quartier. Ce n’est pas elle qui avait les plus beaux vêtements, ni les plus propres. Souvent on lui demandait : « Pourquoi tu ne vas pas à l’école des Français ? » Elle haussait les épaules, elle ne savait pas. Elle répondait parfois, au hasard : « C’est parce que mon père est en prison. » L’information intéressait tout le monde. « Pourquoi il est en prison ton père ? » Eve savait seulement que son père n’avait pas tué le pacha, parce qu’elle écoutait ce que disait sa mère quand elle délirait, quand elle répétait à s’en user les cordes vocales : « Il ne l’a même pas tué ce pacha de misère. Il ne l’a même pas touché ce Glaoui de malheur. » Alors Eve répondait parfois : « En tous cas, il n’a pas tué le Pacha El Glaoui1 », et on la regardait avec suspicion, il s’en trouvait toujours pour marmonner « Et bien, il aurait dû ».
©CatherinePierloz2010
En commençant la lecture du chapitre 2, des images, scènes et atmosphères du chapitre 1 me sont remontées sans que je ne convoque rien, sans même que je sois certain que ça ait un rapport avec ce que j’étais en train de découvrir. Retour en arrière effectué, c’était bien la même histoire qui se poursuivait !