Le code caché de votre destin – James Hillman

La croyance en l’hégémonie de l’influence parentale me semble parfaitement illustrer cette « inversion du concret » dont parlait le philosophe anglais Alfred North Whitehead. Cette erreur de jugement consiste à ne pas savoir suffisamment distinguer l’ »abstrait » du « concret ». C’est ainsi que l’on confond l’archétype parental du mythe cosmogonique, avec les parents en chair et en os. Les mystérieux pouvoirs créateurs attribués aux abstractions figurées par les divinités célestes et terrestres (respectivement dieu et déesse dans la tradition gréco-latine et vice versa dans la mythologie égyptienne) sont attribués au père et à la mère effectifs qui du même coup sont divinisés et prennent des dimensions cosmiques.

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Plus nous exagérons le rôle des parents, plus nous les dotons de pouvoirs mythiques, moins nous remarquons le rôle éducateur de tout ce qui nous entoure.

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Les enfants, tout particulièrement, voient bien que la nature offre toutes sortes d’occasions de se former et de s’éduquer. Selon les observations d’Edith Cobb, qui fut une merveilleuse pionnière en matière d’écologie, l’imagination des enfants dépend totalement de leur contact avec l’environnement.

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Plus je crois tenir de mes parents, moins je prends conscience des influences dominantes autour de moi. Moins je ressens l’importance que le monde qui m’entoure peut avoir sur le cours de mon existence. Ce n’est pas un hasard si les récits biographiques commencent par une description des lieux où le héros a vécu. Le point de départ d’une personnalité est donné par la géographie. Dès que le daimon entre dans une existence, il pénètre un environnement précis. Nous sacrifions à l’écologie dès le premier jour.

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Quand au désastre écologique que nous redoutons, il se déroule déjà sous nos yeux. Le désastre, c’est de se couper du monde en s’accrochant au mythe parental, de croire qu’on doit moins à ce qui nous entoure qu’à la famille. Car non seulement la mystification parentale nuit à la conscience de soi, mais elle annihile le monde.

Les bonnes intentions seront vaines tant que cette illusion ne sera pas dissipée. Le militantisme antiraciste et écologique, humanitaire, l’observation des oiseaux ou des baleines seront impuissants à nous rattacher au monde. Il nous faut procéder au préalable à une conversion psychologique, faire le saut, oublier le nid familial et faire confiance au monde.

La psychothérapie ne fait qu’aggraver les choses en rendant la famille responsable des troubles du développement. Elle détourne le patient de tout ce qui pourrait le rassurer et l’instruire. Vers quoi l’âme en peine se tourne-t-elle, quand elle n’a pas de psychanalyse à portée de main ? Vers les arbres, le bord de l’eau, l’animal de compagnie ; elle se plaît à errer dans les rues de la cité, à se perdre dans le ciel étoilé. Il suffit parfois de regarder par la fenêtre, de faire bouillir l’eau pour le thé, d’inspirer, d’expirer profondément, de se laisser aller, pour que quelque chose arrive de l’au-delà. Notre daimon, préférant la mélancolie au désespoir, semble alors apaisé. Le contact est établi.

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Dans d’autres civilisations, un ancêtre peut être un arbre, un animal, un poisson, un membre de la communauté des morts, un esprit apparu en rêve, un lieu particulièrement inquiétant. Autant d’ « ancêtres » à qui l’on construit un autel et un foyer, loin de chez soi. Les ancêtres n’ont pas forcément forme humaine et ne sont pas particulièrement choisis dans la généalogie de la famille. Seul un membre suffisamment digne, sage et puissant de la famille naturelle (elle-même pas toujours bien définie), disons un grand-parent, un oncle ou une tante, peut devenir un ancêtre au sens d’esprit protecteur. Pour être un ancêtre vous n’avez pas besoin d’être mort, mais vous devenez connaître le monde des morts – c’est-à-dire le monde invisible ainsi que les instants et les lieux où il entre en contact avec les vivants.

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« Honore ton père et ta mère », certes. Mais ne les identifie pas aux dieux créateurs et vengeurs, ni aux mânes des ancêtres. Il n’est pas facile d’ « élucider » la « question parentale » car il ne s’agit pas simplement d’une erreur de logique et de jugement, ni d’un pas difficile à franchir dans le processus thérapeutique devant mener le patient à prendre conscience de lui-même. Démystifier l’illusion parentale ressemble davantage à une conversion religieuse – il nous faut rejeter athéisme, personnalisme, monothéisme, théories du développement et croyances en la causalité. Cela implique de renouer avec les vieilles puissances invisibles et de s’aventurer d’un pas confiant au sein d’un monde riche en influences de toutes sortes. La « religion, dit Whitehead, c’est être fidèle au monde ». Cela implique sans doute qu’on fasse quelque infidélité à l’un de nos préjugés sociaux les plus chers et les mieux entretenus par la pratique thérapeutique : la croyance en la toute-puissance parentale.

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