Chambre secrète sans serrure - Toyen

Pavane pour une défunte 4. Sous le bougainvillier

Elle n’a jamais oublié, Eve, ce qu’elle a pensé, quand elle l’a vu venir vers elle, « il est si gris, cet homme-là, qu’il va avoir besoin de me manger ». Elle était assise sur un banc. Elle ne regardait rien. A un moment, elle a senti qu’il se passait quelque chose. Elle ne regardait rien autour d’elle. Elle était assise sur un banc à Marrakech sur la place devant le bureau du gouverneur. Elle était assise contre un mur. Des bougainvilliers en dépassaient. Leurs branches pendaient sur sa tête. C’est pour ça qu’il y avait jamais personne sur ce banc. Il était envahi par les fleurs blanches des bougainvilliers. Tous les bancs étaient toujours occupés sur la place des Alaouïtes. Des gens qui attendaient pour rencontrer le gouverneur. Des gens qui revenaient tous les jours. Qui attendaient, qui mouraient de chaud sous le soleil. Tous les jours. Ils ne désespéraient jamais. Parfois, un nom était crié par le garde du palais. Il sortait et dépassait le porche. Il plissait les yeux, ébloui par le soleil, lui qui venait de l’ombre. Tout le monde les regardaient, celui qui était appelé et le garde, même ceux qui dormaient, ils ouvraient les yeux, ils regardaient. Il n’y avait pas le moindre commentaire. Les gens regardaient en silence. Mais la plupart du temps, ils attendaient seulement, il n’y avait rien à voir. Ils arrivaient le matin, ils écrivaient leur nom sur un gros registre à l’entrée du Palais. Un garde disait « C’est bon, va attendre, on t’appellera ». Certains n’étaient jamais appelés mais ils revenaient quand même. Eve venait aussi. Elle voulait voir le gouverneur. Il ne l’a jamais appelée. Après, quand elle a été mariée à Yvan, elle aurait pu le rencontrer. Yvan pouvait arranger ça. Mais ça ne l’intéressait plus. Après avoir épousé Yvan, elle a oublié tout, tout ce qu’il y avait avant. Son père. Sa mère. Tout. Elle était la seule à s’asseoir sur le banc des bougainvilliers. Les branches dans ses cheveux, sur ses épaules, ça ne la dérangeait pas. Ça lui faisait un peu d’ombre. Quand elle partait le soir, il restait des fleurs blanches dans ses cheveux. Le vendeur d’eau disait « Trrrrès joli, mademoiselle ». Ce jour-là, le jour de la première rencontre, elle était assise à attendre, et elle a senti que quelqu’un venait. Elle a levé les yeux. Il traversait la place, droit sur elle. Et Eve, avec le soleil dans les yeux, avec la chaleur, la fatigue, elle voyait non pas un homme qui s’approchait mais un insecte qui rampait vers elle. Et elle regardait, pas effrayée, non, plutôt fascinée. Elle pensait : « Un homme qui rampe vers toi, tu ne peux pas t’empêcher de regarder, encore et encore ». Il arrivait à petits pas rapides, comme une araignée qui se presse sur sa proie. Puis il s’est arrêté brusquement, planté droit devant elle. Elle voyait son cœur qui battait fort, sous son polo. Il a parlé. Beaucoup. Il lui a dit que le soleil faisait des ombres étranges sur son visage à travers les fleurs blanches des bougainvilliers. Puis, comme l’araignée, il a projeté ses bras vers l’avant pour la toucher, pour toucher son visage sous les ombres des fleurs, pour vérifier qu’il y avait bien un corps à manger. Eve, elle l’a laissé faire. Elle regardait. Elle était un peu excitée de voir ça : un homme tremblant d’amour, et elle, indifférente, dégoûtée. Elle a laissé faire. Pourquoi? Elle n’a jamais su se l’expliquer vraiment. Tout ce dont elle se souvient, c’est de sa fatigue. Elle était si fatiguée. Elle a toujours été si fatiguée. Elle a laissé faire Yvan.

©2010CatherinePierloz

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