
Lorsque les fascistes allemands décident un beau jour de lancer par haut-parleurs un terme tel que “intolérable”, le lendemain, le peuple entier dira “intolérable”. C’est suivant le même schéma que les nations visées par la guerre-éclair ont repris ce mot allemand dans leur langue. Les mots désignant des mesures sont finalement répétés partout, si bien qu’ils prennent un caractère pour ainsi dire familier, tout comme à l’époque du marché libre le nom d’un produit sur les lèvres de tous en faisait augmenter la vente. La répétition aveugle de mots déterminés, en se répandant rapidement, rattache la publicité au mot d’ordre totalitaire. La part d’expérience qui personnalisait les mots en les attachant aux hommes qui les prononçaient, a disparu, et dans cette prompte assimilation, la langue acquiert cette froideur qu’elle n’avait jusqu’alors que sur les colonnes Morris ou dans les annonces des journaux. De nombreuses personnes emploient des mots et des expressions qu’elles ont cessé de comprendre ou qu’elles n’utilisent que parce qu’ils déclenchent des réflexes conditionnés, comme par exemple les noms de marques qui s’accrochent avec d’autant plus de ténacité aux objets qu’ils dénotent que leur signification linguistique est moins bien comprise. Le ministre de l’Instruction publique parle de forces dynamiques sans comprendre ce qu’il dit, les “tubes” parlent constamment de rêverie et de rhapsodie et leur popularité est basée précisément sur la magie de l’incompréhensible ressenti comme frisson d’une vie plus exaltante. D’autres stéréotypes tels que Souvenir sont encore à peu près compris, mais ils échappent à l’expérience qui leur donnerait un sens. Ils apparaissent comme des enclaves dans le langage parlé. A la radio allemande de Flesch et d’Hitler, on les reconnaît à la prononciation affectée du speaker lorsqu’il dit “Bonsoir” ou “Les Jeunesses hitlériennes vous parlent” et même “le Führer”, sur un ton imité par des millions de personnes. De telles expressions coupent le dernier lien entre une expérience sédimentaire et la langue qui au XIXème siècle exerçait son effet bénéfique bénéfique dans le dialecte. Le journaliste qui, grâce à la souplesse de son attitude, a réussi à devenir un “Schriftleiter” allemand voit les mots allemands se pétrifier sous sa plume et lui devenir étrangers. Chaque mot montre à quel point il a été avili par la “communauté de la nation” (Volksgemeinschaft) fasciste. Et naturellement une telle langue est déjà universelle et totalitaire. Il n’est plus possible de déceler dans les mots toute la violence qu’ils subissent. Le speaker à la radio n’a plus besoin de prendre un ton affecté; on n’admettrait plus que son accent le distingue de son public. Mais en échange, le langage et les gestes des auditeurs et des spectateurs sont imprégnés plus fortement qu’auparavant des schémas de l’industrie culturelle, jusque dans des nuances si fines qu’aucune méthode expérimentale n’a réussi à les expliquer jusqu’à présent. Aujourd’hui l’industrie culturelle a pris en charge la fonction civilisatrice de la démocratie des asservis et des chefs d’entreprise, qui n’avait pas non plus un sens très affiné des déviations intellectuelles. Tous sont libres de danser et de s’amuser tout comme, depuis la neutralisation historique de la religion, ils sont libres d’entrer dans une des innombrables sectes existant. Mais la liberté dans le choix de l’idéologie, qui reflète toujours la coercition économique, apparaît dans tous les secteurs comme la liberté de choisir ce qui est toujours semblable. La manière dont une jeune fille accepte un rendez-vous inévitable et s’en acquitte, le ton d’une voix au téléphone et dans la situation la plus intime, le choix des mots dans la conversation, voire toute la vie intérieure telle qu’elle est organisée par la psychanalyse vulgarisée témoigne d’une tentative faite par l’homme pour se transformer lui-même en appareil conforme jusque dans ses émotions profondes au modèle présenté par l’industrie culturelle. Les réactions les plus intimes des hommes envers eux-mêmes ont été à ce point réifiées, que l’idée de leur spécificité ne survit que dans sa forme la plus abstraite : pour eux, la personnalité ne signifie guère plus que des dents blanches, l’absence de transpiration sous les bras et la non-émotivité. Et voici le résultat du triomphe de la publicité dans l’industrie culturelle : les consommateurs sont contraints à devenir eux-mêmes ce que sont les produits culturels, tout en sachant très bien à quoi s’en tenir.
Merci de ces partages, Catherine. Jamais banals.
Le livre a été écrit en 1944. La mode n’était probablement pas à déchiffrer comme elle pourrait l’être aujourd’hui. Mais c’est vrai, que ça reste un mauvais indicateur de quoi que ce soit.
Et pour moi aussi beaucoup de mots sur des intuitions.
“toute la vie intérieure telle qu’elle est organisée par la psychanalyse vulgarisée témoigne d’une tentative faite par l’homme pour se transformer lui-même en appareil conforme jusque dans ses émotions profondes au modèle présenté par l’industrie culturelle.” Une vieille intuition mise en mots clairs, ça fait du bien.
Par ailleurs, c’est presque comique qu’un texte pareil ait été écrit par des vieux messieurs en costume; comme quoi l’habit ne fait pas la personnalité.