Chambre secrète sans serrure - Toyen

Pavane pour une défunte 5. Le mariage

Il a plu ce jour-là. Il ne pleut jamais au Maroc. Il a plu le jour du mariage d’Eve et d’Yvan. Yvan serrait Eve contre lui, il ne la lâchait pas. Eve avait marché dans une flaque en sortant de la voiture. Toute la journée, elle a pensé à ça, à son bas blanc qui devenait tout brun à cause de la flaque de boue. La tache brune remontait sur le bas. Cela rendait Eve triste. Elle regardait tout le temps son bas, la tache brune dépassait le genoux et remontait vers les cuisses. Eve craignait que la tache ne salisse la robe. Yvan l’embrassait devant tout le monde. Devant sa mère. Cela déplaisait à Eve.

Le jour du mariage, il y avait deux femmes tout en blanc : Eve et la mère d’Yvan. La mère d’Yvan ne parlait à personne. Elle restait seule. Parfois Yvan demandait : « Elle est où ma mère ? » Il avait peur qu’on lui réponde « Je ne sais pas, elle a disparu ». Il y avait toujours quelqu’un qui savait. On la montrait du doigt. « Là-bas, regardez ». Elle était plus loin, elle regardait dans le vague. On voyait la mer d’un coin de la terrasse. Elle se tenait là, elle ne regardait jamais dans la direction des gens, elle regardait vers la mer. Pendant le repas, elle s’est levée et est restée un long moment toute seule tournée vers le mur. Personne ne faisait attention à elle. Elle était comme ça, la mère d’Yvan. Folle. Très belle et folle. Elle avait mis une robe toute blanche, comme celle d’Eve. Mais le bas d’Eve devenait tout brun. Son pied était resté humide toute la journée. La pluie a cessé au coucher du soleil. Dans la lumière des bougies, dans le parc, on voyait la vapeur qui montait du sol. La mère d’Yvan a offert un pot en terre cuite à Eve et Yvan. Elle a attendu la fin de la nuit pour le donner. Tout le monde était ivre. Des invités étaient partis, certains dansaient encore et d’autres dormaient déjà dans les hamacs. On avait tendu des hamacs entre les arbres dans le parc. Yvan voulait dormir là aussi, « une merveilleuse nuit de noce à la belle étoile ». Mais Eve ne voulait pas tacher sa robe. C’est ce qu’elle lui a dit. Puis la mère d’Yvan s’est approchée. Elle avançait comme un fantôme dans la nuit. Yvan est devenu pâle. Il n’osait pas regarder sa mère. Elle s’est arrêtée tout près de lui. Yvan s’inclinait un peu en lui parlant, comme s’il recevait des ordres. Sa mère a tendu le cadeau à Eve. C’était un pot en terre cuite. Elle a dit : « Il y en a pour dix-huit ans ». Et elle est partie. Yvan avait l’air tout malheureux. Eve a soulevé le couvercle. Sur le couvercle de la poterie il y avait un visage moulé, des yeux immenses et une bouche fermée. D’abord elle n’a rien vu. Elle a renversé le pot. Des petits papiers en sont tombés. Ils ont volé partout . Yvan les a rattrapés. Il y avait dix-huit petits cartons et une lettre. Sur la lettre, il était écrit : « Je vous offre un voyage pour chacune de vos dix-huit prochaines années. Soyez heureux, mes enfants. » Yvan s’est mis à pleurer. Eve a lu tous les cartons et les a rangés les uns derrière les autres sur la table. Le dernier, c’était le Japon. Ça a été le dernier voyage. Dix-huit plus tard. Elle avait vingt ans ce jour-là. Et quand elle se souvenait de ce moment elle se disait toujours « Pendant dix-huit ans, il ne s’est rien passé dans ma vie ».

©2010CatherinePierloz

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