Une enfance américaine – Annie Dillard

Que dire de la joie inexprimable des enfants?

C’est, je pense, une sorte de gratitude – la gratitude de la fillette de dix ans qui se rend compte de sa propre énergie  et du défi roboratif que représente le monde. L’enfant croit bien connaître le monde où elle vit et ses coutumes, puis elle s’aperçoit que ce n’est pas le cas. Des rayons entiers de la bibliothèque contiennent des livres consacrés à des choses dont elle ne sait rien. Tandis qu’elle se plonge dans la lecture, les frontières du savoir reculent, comme l’horizon du lac Erié lorsqu’on gravit ses falaises. Et chaque domaine de la connaissance en découvre un autre, puis encore un autre. La connaissance n’est pas comme un corps, ou un arbre, mais plutôt comme l’air ou l’espace ou l’existence – pareille à ce qui est partout, sans limite, à ce qui se glisse dans les plus petits interstices ou occupe les plus grands espaces interstellaires.

De partout, des couleurs et des ombres surgissent, réfléchies par de multiples surfaces. On avait mené des recherches sur tout – sur les papillons ou, disons, les météorites – pour aiguiser l’appétit et donner envie de  continuer, mais assez peu pour que des choses restent à découvrir. Souvent je me demandais : est-ce parce que je suis née maintenant, au XXe siècle, et dans ce pays? Et je pensais : non, n’importe quelle époque m’aurait convenu, à condition d’avoir le temps et d’être en bonne santé; il y avait toujours des choses à découvrir et à accomplir, surtout si on était un garçon. Se concentrer procurait du plaisir et le monde permettait d’élaborer une infinité de projets.

L’effort procurait du plaisir, et le monde résistait à l’effort juste ce qu’il fallait avant de céder. Des  gens avaient sculpté des visages sur le mont Rushmore; ils y avaient travaillé à coups de ciseau pendant des années. Des gens avaient enrayé les épidémies de fièvre jaune; ils avaient désinfecté l’isthme de Panama, flaque par flaque. J’aimais l’effort pour lui-même. Certains jours, j’aurais été contente de porter le joug comme un bœuf, rien que pour le plaisir de faire tourner la lourde meule et de voir mes genoux se soulever l’un après l’autre.

Je descendais les trottoirs de Penn Avenue en courant, me préparant à un acte de foi. J’étais consciente du monde, de moi-même. Je savais que les gens ne volent pas – on sait tous ce genre de choses – mais je savais aussi, incroyable mais vrai, que, comme disent les livres, avec la foi tout est possible.

Juste un jour, je voulais trouver une tâche qui exigerait toute la joie que je sentais en moi. Je remarquais que si j’attendais, ma joie vigoureuse et inexprimée diminuait et disparaissait au fil des heures, comme un feu qui s’éteint, et que je finissais par me calmer. Juste un jour, je voulais la laisser exploser. Voler demandait évidemment l’énergie particulière de la foi; et de la foi j’en avais à revendre.

Sur cette portion de Penn Avenue, il y avait des immeubles carrés de briques jaunes, le Café Evergreen et la maison de Miss Frick retirée derrière sa grille de fer forgé. Il y avait les jardins d’imposantes demeures, ceux de modestes maisons, les arrêts des trams et un drugstore où j’avais un jour failli emporter une boîte de chocolats de deux kilos parce que j’avais confondu “offre spéciale” avec “offre gratuite”. En cette fin d’après-midi automnal, je courais sur les trottoirs craquelés de ciment – dépassant le drugstore et le bar, les bâtiments neufs et anciens, puis la longue pelouse sèche qui s’étendait derrière la grille de Miss Frick.

Je courais comme un bolide. J’agitais les bras de plus en plus haut, de plus en plus vite ; le sang se ruait au bout de mes doigts. Je savais que j’étais sotte. Je savais que j’étais trop âgée, vraiment, pour croire que mon entreprise réussirait, ainsi que l’aurait pensé un enfant ignorant; mais je tentais l’expérience comme un savant, testant et mon idée et les limites de mon courage, puisque misérablement consciente de ma propre sottise, je faisais cette expérience au vu de tous. Il est impossible de tester son courage en se ménageant; je courais donc très vite et remuais très fort les bras, heureuse comme jamais.

Un peu plus loin, je vis un homme en costume. Très raide, il venait vers moi. Comment oublier ce premier test, cet inconnu, ce jeune homme maigre, effrayé? Je ne cédai pas à la tentation de ralentir ma course et de marcher normalement. Il se colla contre un mur de brique pour me céder le trottoir alors que même avec mes moulinets de bras, je lui avais laisser largement la place de passer. Il avait refusé de croiser mon regard plein d’exultation. Il détourna les yeux, gêné. Comme il était facile de ne pas le voir! Ce que j’apprenais, en fait, c’était à ne pas me soucier d’avoir l’air idiote, à mes propres yeux et aux siens. Et comme j’avais choisi l’indifférence, j’étais libre. Le monde ne pouvait plus m’arrêter, je ne pouvais plus me trahir moi-même puisque je n’avais pas peur.

Je volais. Mes épaules se relâchaient, mon pas s’allongeait, mon cœur me battait dans la gorge. Je traversai Carnegie et longeai un pâté de maisons, les bras toujours en mouvement. Je traversai Lexington et remontai un autre pâté de maisons toujours au pas de course.

Une femme d’une cinquantaine d’années en costume de lin soutint mon regard exultant. Elle-même avait l’air pleine d’énergie, tandis que je lui fonçais dessus. Son visage était maigre et bronzé. Nous nous rencontrâmes. Ses yeux aimables et intelligents disaient qu’elle comprenait ce que je faisais, non parce qu’elle avait été petite, mais parce qu’elle devait faire chaque soir dans son appartement quelques exercices aériens, pour s’amuser, et que le jour, elle agissait comme tout le monde, et prenait le tramway. C’est ainsi que sainte Thérèse d’Avila maîtrisait sa joie inconvenante et s’accrochait au bord de l’autel pour rester tranquille. Le regard souriant, profond, de cette femme semblait lire sur mon visage la raison de mon acte, et nous nous croisâmes – une belle femme au dos bien droit, habillée de lin brun, et une gosse qui courait en agitant les bras – nous nous croisâmes, avec le regard de deux complices qui partagent un humour situé au-delà de l’ironie. A quoi servirait le cœur sinon?

Je traversai Homewood et remontai un pâté de maisons. Ma joie augmentait tandis que je courais – je courais certes sans quitter le sol -, et elle continuait d’augmenter alors que je sentais mes pieds trébucher, mes genoux trembler et fléchir. La joie augmentait alors même que je ralentissais par à-coups. J’étais sur le point d’exploser, de produire des étincelles. Le sang, courant léger comme l’air, circulait dans mes poumons et mes os. Je ne sentais plus le sol.

J’avais trop de bon sens pour tenter une chose pareille et pourtant c’est ce que j’avais fait. Rien ne pouvait plus me toucher. Car que m’étaient les gens de Palm Avenue? Qu’étais-je, finalement, à mes yeux, sinon le témoin de l’audace que je pouvais trouver en moi, ou, si tel était le cas, le témoin de ma couardise et des trahisons que j’étais capable de perpétrer contre le ciel pour gagner la dignité terrestre? Jamais, me semblait-il, on n’avait accompli grand-chose au nom de la dignité.

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