La première fois qu’Eve a bu du vin, elle a pensé « Pourquoi j’ai attendu si longtemps ? »
Ça s’est passé une nuit. Très tard. Ils dormaient tous dans la maison. La nuit après son accouchement. L’accouchement avait duré toute la journée. Yvan avait fait venir des femmes à la maison. Eve ne les connaissait pas. Elle avait demandé : « Pourquoi pas l’hôpital ? ». « A la maison, c’est mieux », il lui avait répondu. « Ces femmes-là, elles savent comment faire. C’est leur métier. Elles sont habituées ». « Une doctoresse va venir », il avait ajouté pour rassurer Eve. Mais la doctoresse n’est jamais venue. C’était la fête de l’Aïd. Personne n’était content de devoir veiller Eve, ils avaient autre chose à faire. Les femmes qu’Yvan avait fait venir étaient trois, deux vieilles – une qui se taisait, une qui parlait- et une jeune. La vieille qui parlait, elle répétait tout le temps : « Allez, presse-toi ». Elle marmonnait : « Qui va s’occuper du mouton ? Il va faire comment mon mari ? Tout seul. Un si beau mouton. C’est pas de chance. Vraiment. Pas de chance ». La plus jeune, elle était gentille. Elle ne pouvait rien dire. Parfois, elle regardait la vieille en secouant la tête. Elle venait près d’Eve, elle lui donnait de l’eau. « Ça va maintenant ? » Elle ne disait que ça. « Ça va maintenant ? » Eve avait mal, mais l’enfant ne venait pas. Elle sentait l’agitation dans la maison. Yvan avait obligé tout le monde de rester là. Le chauffeur, les serviteurs, les trois femmes. Il disait : « Si quelque chose ne va pas, on aura besoin de la voiture. » Les serviteurs de la maison s’appelaient Leïla et Nadir. C’était un couple. Ils étaient déjà âgés. On ne les entendait jamais, ils étaient comme deux ombres, silencieux, invisibles. Yvan avait renvoyé le boucher qui était venu pour tuer le mouton qu’Yvan avait acheté. Le chauffeur n’était pas content. Il était devant la porte. La fenêtre de la chambre d’Eve était ouverte. Elle l’avait entendu. Yvan avait eu un ton très sec. « Pour les moutons, vous attendrez. Ma femme accouche maintenant. On s’occupera des moutons quand ce sera fini. » Le chauffeur avait presque crié. Il ne voulait pas attendre. Peut-être qu’on n’aurait pas besoin de lui finalement et il aurait passé la journée de l’Aïd à attendre bêtement sur une chaise devant la porte. Il voyait les gens dans la rue avec leurs moutons et lui il était là à attendre. Et sa famille qui avait besoin de lui. C’est lui qui savait égorger le mouton. Sa famille l’attendait. Il promettait, jurait que si on avait besoin de lui ici il arrêterait tout, il laisserait même le mouton là, à demi mort, il accourrait, il habitait pas loin. Yvan avait dit non, pas question. Il avait claqué la porte. Nadir et Laïla sont restés assis sagement sur les marches de l’escalier qui menait à la chambre d’Eve. De là, ils entendaient sûrement les cris de la rue, les enfants qui criaient « Mabrouk l’Aïd », ils sentaient l’odeur des têtes que les enfants faisaient griller dans la rue devant la maison. Ils n’ont rien dit, Nadir et Laïla. Ils n’auraient jamais osé. Yvan entrait dans la chambre sans arrêt. « Ça va ? Toujours rien ? » Et la vieille grommelait « Hélas Monsieur ». La jeune femme avait tendu un drap comme rideau devant la fenêtre ouverte. Dehors, un pigeon roucoulait. Il a roucoulé toute la journée. Eve entendait les pas des moutons sur la terrasse, au-dessus de sa chambre. Il y en avait deux, celui d’Yvan et celui de Nadir et Laïla. Yvan tuait un mouton même s’il n’était pas musulman. Eve pensait qu’il faisait cela pour être aimé, pour qu’on dise de lui qu’il était différent des autres français. C’est pour ça qu’il avait décidé d’habiter dans un quartier populaire. Les gens disaient : « Yvan, c’est un idéaliste ». Il aimait qu’Eve porte une djellaba. Il l’appelait « ma belle marocaine, ma marocaine aux yeux clairs ». Il aimait cette image, quand on allait en visite chez ses amis français : le français avec sa femme marocaine. Il voulait qu’on dise : « C’est un original, il ne fait rien comme les autres ». Eve ne disait rien. Elle avait les cheveux et la peau de son père, mais c’est avec sa mère qu’elle a vécu depuis ses cinq ans. Et la mère d’Eve n’a jamais porté de djellaba. Dans le quartier où elles vivaient, on les appelait « les françaises ».
Les contractions ont commencé dans l’après-midi. A chaque contraction, le pigeon roucoulait. Abrutie de douleur et de chaleur, Eve avait fini par croire que c’était l’enfant en train de naître qui faisait ce bruit-là. Au coucher du soleil, les moutons ont commencé à bêler. Il avait fait tellement chaud toute la journée. L’odeur des moutons morts était entrée dans la chambre avec la brise du soir. Eve, épuisée, très affaiblie, délirante, criait : « C’est pas un enfant, c’est un pigeon. » Les trois femmes étaient épuisées. La vieille qui avait voulu rentrer chez elle toute la journée n’en pouvait plus de se plaindre, elle était affalée sur une chaise et s’éventait avec une énergie hystérique. La jeune essayait de calmer Eve. Elle lui tamponnait le visage avec un drap humide. L’eau coulait dans son cou. L’autre vieille, celle qui ne parlait pas, s’était approchée d’Eve depuis qu’elle s’était mise à crier : « Mon enfant est un pigeon ». Elle récitait des prières en faisant de petits gestes autour de sa tête. Yvan était arrivé en courant. Il voulait prendre la main d’Eve. Elle l’avait repoussé en hurlant : « Laisse rentrer ces gens. Laisse-les tuer leur mouton. » Il a eu un air tout perdu. Il regardait les trois femmes comme s’il se sentait soudain coupable de quelque chose de très grave. A un moment, la douleur et la fatigue étaient devenues telles, qu’Eve avait supplié qu’on l’égorge à la place du mouton. La jeune femme s’était mise à pleurer. On avait dû la sortir. Finalement, Eve est restée seule avec la vieille qui marmonnait ses prières. Elle était la seule à rester calme. Elle ne regardait pas Eve. Elle lui parlait pas. Elle prenait son corps, elle le bougeait, le positionnait. Elle lui pressait une main, la reposait sur le lit. Si Eve se remettait à triturer le drap nerveusement, elle reprenait sa main, elle la tenait un moment entre les siennes, elle la caressait comme si elle avait voulu la lisser, puis la reposait. Elle écartait ses jambes, l’empêchait de bouger. Elle ne la regardait pas. Elle regardait ailleurs, au-delà. Elle marmonnait des prières, presque tout bas, mais très vite. Eve ne comprenait pas ce qu’elle disait. Elle ne savait pas quelle prière elle récitait. Elle connaissait les prières pourtant, elle les avait apprise à l’école. La vieille regardait ailleurs, au-delà d’Eve. Eve s’est même retournée un moment. Elle croyait vraiment qu’il y avait quelqu’un derrière elle. Il n’y avait personne. C’était son regard. Il était ailleurs. Elle a réussi à calmer Eve, celle femme-là, sa respiration s’est apaisée. Et quand la petite est née, Eve s’en est à peine rendu compte. Il faisait déjà noir. Le pigeon avait disparu. Il ne restait que l’odeur des moutons grillés. La vieille femme s’est occupé de tout, toute seule. Quand le bébé a crié, Eve est sortie un instant d’une sorte de torpeur dans laquelle elle sombrait. Les prières que la vieille avait marmonnées à son oreille continuaient de résonner en elle. Elle s’endormait. Yvan est entré dans la chambre. Il l’a serrée dans ses bras. Il riait et pleurait. Il a soulevé le bébé. Il l’a couché sur le sein d’Eve. La petite s’est mis à boire. Eve percevait tout cela dans une sorte de brouillard. Tout était lourd. Le bébé était lourd sur sa poitrine. Sa tête, ses yeux étaient lourds. Elle ne pouvait plus bouger son corps. Comme si elle avait été endormie par les incantations de la vieille. Elle sentait le bébé qui tétait son sein. Elle croyait qu’elle allait disparaître dans la bouche du bébé. Il l’aspirait. Son sein s’étirait, de plus en plus long. Juste avant qu’Eve n’ait le sentiment de se dissoudre complètement dans la bouche du bébé, Yvan l’a repris. Elle l’a entendu qui répétait plusieurs fois : « Julia, Julia ». Puis elle s’est senti tomber. Son corps est devenu de la pierre. Elle ne se souvient que de ça : Yvan très grand au-dessus d’elle. Il avait un drôle de sourire. Le bébé dans ses bras. Tout nu, tout rouge. Beaucoup de plis. « Pourquoi il a de la viande dans les bras Yvan » ? Elle se posait cette question puis elle a vu le drap accroché à la fenêtre bouger. Il s’est soulevé un peu et le vent du soir est entrée dans la chambre. Et puis elle est tombée dans le sommeil.
L’air vibrait, la nuit de la naissance de Julia. Quelque chose palpitait. Eve l’a senti tout de suite quand elle s’est réveillée. Il faisait encore noir. Tout était silencieux. Elle avait soif. Elle était seule dans le lit. On avait laissé le bébé dans sa chambre. Il dormait dans le berceau au pied du lit. Elle s’est levée. Elle avait mal. Mais elle s’est levée. Elle a été regarder le bébé. Ses paupières étaient rouges, gonflées. Elle avait envie de les ouvrir pour voir les yeux, mais elle ne l’a pas fait. C’était un bébé, elle a pensé. Juste un bébé. Tout fripé. Elle l’a pris dans mes bras. Elle a bougé ses petites mains. Elle a dit « Julia » tout bas, pour voir. Yvan voulait ce prénom-là. Le nom d’une rivière en Suisse où il passait ses vacances quand il était petit. Eve trouvait que c’était un nom glissant. Ça passait entre les doigts sans rien pour le retenir. Ça devait être une rivière de plaine, sans rocher, ni galets, une rivière qui coule sans surprise.
Elle a gardé Julia dans les bras. Elle est sortie de la chambre. La jeune femme qui répétait « Ça va maintenant ? » était couchée dans le couloir. Elle devait avoir pour mission de veiller sur Eve mais elle ne s’est pas réveillée quand Eve est passée à côté d’elle. La maison était calme. Yvan dormait sûrement dans la chambre d’amis. Eve voulait descendre dans la cuisine pour y chercher de l’eau, mais elle a entendu un bruit. Au-dessus d’elle, sur la terrasse il se passait quelque chose. Elle est restée au pied de l’escalier. On chuchotait en haut. Il y avait quelque chose. Elle est montée. Elle portait le bébé dans ses bras. Elle s’est arrêtée au sommet des marches, la porte vers la terrasse était ouverte. Ils ne l’ont pas entendue. Elle est restée là, sans bouger. Elle a regardé. Sur la terrasse, il y avait Nadir et Leïla. Tout seuls. Le mouton était couché devant Nadir. Leïla lui a donné le couteau. Le mouton était silencieux. Déjà immobile. Il regardait ailleurs. Comme la vieille qui a accouché Eve. Il était encore vivant, le mouton, mais déjà ailleurs. Nadir a passé la lame du couteau sur la gorge. Une fois. Deux fois. La sang a éclaboussé. Le corps du mouton a bougé. L’air qui restait dans ses poumons est sorti bruyamment par son cou tranché. A ce moment-là, Nadir et Leïla ont vu Eve. Ils ont eu peur. Eve a dit : « Non, continuez je vais m’asseoir ». Derrière eux, l’autre mouton, celui d’Yvan, pendait à un crochet, déjà écorché, vidé. Elle s’est assise sur un petit tabouret. Elle a regardé. Nadir et Leïla. Ils ne parlaient pas. Il y avait une légère brise. L’air avait une odeur de terre, de feu, de sang. Leïla donnait le couteau à Nadir, recueillait les abats dans des bassines, vidait les intestins et les tressait. Nadir arrachait la peau, tranchait, coupait de beaux morceaux. Eve a regardé, avec le bébé sur les genoux, il dormait tranquillement, les paupières très serrées. A un moment, quand tout a été fini, ils se sont regardés. Nadir a hoché la tête et Leïla a haussé les épaules. Ils ont jeté un petit coup d’œil vers Eve. Puis Leïla a murmuré quelque chose comme « tant pis ». Ils se sont assis tous les deux, par terre, adossés au mur. Au-dessus d’eux, les moutons se balançaient doucement, accrochés à un fil tendus. Ils ont soupiré, se sont frottés les mains, les pieds, avec un torchon que Leïla a sorti de son tablier. Ils ont levé la tête. Eve a regardé avec eux. Le ciel était plein d’étoiles. Quand Eve a à nouveau baissé les yeux, Leïla était en train de passer une bouteille à son mari. Ils faisaient comme si Eve n’était pas là. Ils buvaient. Ils ne la regardaient pas. Ils buvaient du vin. Après un moment, Eve a dit « Leïla ». Tous les deux, ils ont tourné la tête vers elle. Elle a juste tendu la main. Il y a eu un arrêt. Dans le regard, une méfiance. Puis Leïla s’est mise à rire, et elle s’est levée, toute courbée, elle a marché vers Eve pour lui donner la bouteille. Tout le temps qu’Eve bu, Leïla a gardé une main sur son épaule. On l’entendait rire. Après la première gorgée, Eve a su tout de suite. Il n’y avait rien de plus merveilleux que ça. Il y avait toujours eu un poids en elle. Avec le vin, le poids a éclaté et s’est envolé au-dessus d’elle, léger comme l’air de cette nuit-là, et doux, et joyeux, et son corps s’est apaisé. Et elle a pensé: « Pourquoi j’ai attendu si longtemps ? ».
©Catherine Pierloz 2010