Ces dernières années, j’ai entendu libraires et autres vendeurs de livres déclarer à l’unisson que, dans notre pays comme à l’étranger, le nombre de leurs jeunes clients diminuait progressivement. Nous savons que les données statistiques donnent le résultat inverse. La population de lecteurs augmente, le nombre de livres publiés et vendus connaît une augmentation notable, l’environnement virtuel semble avoir élargi le champ de la lecture à jamais. Alors, pourquoi ces mots dans leur bouche?
À mon avis, le livre comme objet, la lecture comme fonction voient s’élargir la portée du rituel et ses limites. Tandis que leur relation se développe dans sa dimension pragmatique, celle qu’on peut considérer comme symbolique baisse d’un cran. Pour nous, de même que pour ceux qui nous ont précédés, les livres faisaient l’objet d’un engouement, nous ne les aimions pas seulement au seul motif qu’ils faisaient notre affaire, mais nous leur donnions, au-delà de leur dimension scripturale, un sens pour qu’ils remplissent leur fonction. La principale raison qui nous poussait à entrer dans une librairie d’occasion n’était pas simplement leur moindre coût car, en changeant de mains, chaque livre, loin de se réduire au texte qu’il contenait, gagnait en richesse. Nous attribuions secrètement au contenu du livre une forme d’expérience accumulée au fil de ses lectures antérieures.
Personne ne pourrait imaginer d’avance combien de livres ne seront jamais lus, ou resteront en sommeil dans les bibliothèques du monde. Ce n’est d’ailleurs un secret pour personne, de nombreux ouvrages restés sans lecteurs sont jetés, pilonnés et le moment venu recyclés. Cependant, cette évaluation n’est pas tout à fait juste. Alors que d’un côté de la balance on trouve des titres conçus selon des formules toutes faites pour répondre aux besoins d’un large public de consommateurs, de l’autre côté, on fait face à la profonde méfiance de lecteurs profonds, convaincus qu’il existe peut-être de nombreux livres promis au même destin que Les Chants de Maldoror. La fortune d’un livre est soumise à un cercle vicieux : seuls ceux qui ont consacré à la lecture une partie significative de leur vie sont capables de le comprendre et d’en saisir la portée.
N’ai-je pas affirmé que lire, c’était s’évader, se retirer en soi? Je suis sûr de l’avoir dit au moins une fois. Quand on lit, l’univers entier est tenu à l’écart. Lorsqu’on se plonge dans les pages d’un livre, les autres s’effacent avec leurs voix et leurs mots. On se projette sur une terre lumineuse, tempérée, à l’abri, et cela même lorsqu’on voit défiler sous ses yeux les caractères d’un texte sombre, dur et effrayant. Aussi sait-on, en éteignant la lumière et en posant la tête sur l’oreiller, que le monde réel qui nous entoure va laisser place à un monde plus réel encore. Celui qui n’a jamais lu de cette manière n’a pas encore vécu.
C’est pourquoi chaque lecteur aime avoir dans sa bibliothèque des livres qu’il n’a pas encore ouverts. Il se soucie des promesses qu’ils portent en eux. L’attente est un des moteurs les plus forts de la vie. Dommage qu’à côté de cela il reste une difficulté : si j’évaluais le nombre de livres que je pourrais lire, combien devrais-je laisser de côté? Lorsqu’il atteint un certain âge, le lecteur avisé apprend à renoncer. Nul ne boira jamais à la source qui étancherait toute soif.
Merci Catherine pour ce partage qui me touche.