Le livre est à la fois une récapitulation et un testament, une épreuve et une expérimentation. Sous des apparences légères, c’est un texte compliqué, le terrain y est tout en plis. Stevenson essaie d’aller jusqu’au bout de lui-même, à la fois en empruntant, de nouveau, des chemins connus et reconnus, et en tentant de se frayer une nouvelles voie. (…) Au Monastier, dans une lettre qui associe religion et littérature, il écrit à son ami Charles Baxter : “Je ne suis pas très porté à la prière, sauf dans le genre burlesque, mais…” Et il développe alors ce “mais”. Non seulement il trouve que des prières figurent parmi les plus beaux textes du monde, mais il se demande si la prière n’est pas la plus haute forme de littérature. Il va ensuite plus loin, en en composant pour son propre usage : “Ô Dieu, suis-nous sur notre sentier, Toi qui guides tous les hommes sous le soleil et sous la pluie…”; “Donne-nous, ô Dieu, la paix de l’esprit et une bonne mesure de réconfort pour notre corps…”; “Dieu, préserve en nous le sentiment de la communion et de la tendresse…” Trois de ces prières figurent dans le journal de voyage, mais pas dans le texte définitif. Plusieurs raisons sans doute à cela. D’abord, le désir de ne pas trop se révéler et de rester léger. Ensuite, un jugement plus distant quant à la valeur poétique. Mais, plus encore, parce que son esprit a évolué. Fait partie de cette évolution (érosion et affinement) un glissement linguistique. De pray (“prière”), Stevenson va à praise (“éloge”). Et il se demande si la prière à Dieu ne pourrait être avantageusement remplacée par l’éloge du lieu. Ce qui aurait des conséquences sur le style à employer. Au lieu d’être composé dans le “patois de Canaan” (comme le livre de Bunyan), le livre du lieu serait écrit d’une manière plus simple, plus libre. Mais à ce lieu et à ce style, on ne parvient pas immédiatement. Il n’est question ni de régionalisme, ni de localisme pittoresque, ni “d’esprit du lieu”, mais d’un passage à travers la théologie et la métaphysique afin de déboucher sur une topologie poétique.